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L’Union européenne hausse le ton face aux investisseurs étrangers

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L’Union européenne estelle prête à se doter d’un arsenal juridique à la mesure de sa puissance et des enjeux contemporains ? En soutenant le 29 mai la création d’un nouveau mécanisme de filtrage des investissements étrangers, les eurodéputés de la commission du commerce international font preuve de volontarisme. Si le projet de règles doit encore être approuvé par le Parlement (session du 11 au 14 juin) et attendre l’adoption d’une position commune du Conseil, nul doute que les récentes polémiques relatives aux prises de participation chinoises dans des entreprises stratégiques viendront confirmer la tendance au renforcement des cadres juridiques tant européen que nationaux. Sur fond de guerre commerciale déclarée par le Président des Etats-unis, l’Union européenne pourrait orchestrer par ce biais la sortie de son enfance stratégique.

La création d’un cadre juridique européen sous le contrôle des Etats

Les européens s’inquiètent de la montée en puissance des investissements chinois dans des secteurs stratégiques

Pour l’heure, l’Union européenne est la dernière grande puissance à ne pas avoir un mécanisme de contrôle des investissements en provenance de pays tiers, et seuls 12 des 27 États membres présentent des législations, bien que disparates, en la matière. L’adoption en commission le 29 mai du rapport du député chrétien-démocrate français Franck Proust s’inscrit dans une volonté claire. Il est temps de montrer que l’Europe n’est plus naïve dans la mondialisation en veillant à ce que “les investissements étrangers ne constituent pas une menace pour les infrastructures critiques, les technologies clés ou l’accès à des informations sensibles”. Le projet prévoit ainsi que si l’un des Etats membres use d’un mécanisme de filtrage il devra en informer dans un délai de 5 jours les Etats membres et la Commission. Dès lors qu’un tiers des États jugera l’investissement préoccupant, le pays cible devra entamer un dialogue. En outre, un groupe de coordination sur le filtrage des investissements entrants présidé par la Commission devrait être créé. Ces volontés viennent renforcer le paquet “commerce” prévu lors de l’état de l’Union de 2017. Le 13 septembre 2017, le président de la Commission Jean-Claude Juncker présentait une proposition de règlement par ces quelques mots : “L’Europe doit toujours défendre ses intérêts stratégiques. C’est pourquoi nous proposons aujourd’hui un nouveau cadre européen pour le filtrage des investissements. Si une entreprise publique étrangère veut acheter un port européen, une partie de notre infrastructure énergétique ou une entreprise de technologie de défense, cela doit se faire dans la transparence, moyennant contrôles et discussions. Il est de notre responsabilité politique de savoir ce qui se passe chez nous afin que nous puissions protéger notre sécurité collective si besoin est. »

Notons que ce nouveau cadre prévoit des avancées considérables. Premièrement, la création d’un cadre commun transparent qui respecte le principe d’égalité de traitement des investisseurs ainsi que le droit au recours. Secondement, un mécanisme de coopération entre les États membres et la Commission. Troisièmement, l’invention d’un filtrage exercé par la Commission dans le cas l’investissement étranger dans les États membres pourrait avoir une incidence sur des projets ou des programmes présentant un intérêt pour l’Union. (Horizon 2020, Galileo, réseaux transeuropéens de transport et d’énergie …)

Toutefois, il convient de remarquer que les  États restent souverains d’autant que ce nouveau cadre ne les oblige en rien à disposer d’une législation de contrôle des investissements étrangers (pour ceux qui n’en ont pas), et ne prévoit pas une convergence des législations nationales existantes.

Les investissements chinois ciblés

En marge de la visite d’Emmanuel Macron en Chine en janvier 2018, le ministre de l’Économie Bruno Lemaire avait assuré sans le moindre tabou avoir déjà refusé “beaucoup” de projets d’investissement chinois parce qu’ils s’apparentaient à du “pillage”. Dans la foulée, il affichait son ambition d’étendre le décret Montebourg (avril 2014) en ajoutant aux secteurs stratégiques dans lesquels son ministère pouvait émettre un veto le stockage des données numériques, l’intelligence artificielle, le spatial et les semis-conducteurs. Ambition confirmée par le Premier ministre Edouard Philippe le 16 février lors d’une visite dans une usine L’Oréal dans l’Oise : “Nous souhaitons muscler notre dispositif de veille et de protection stratégique […] sans aucune brutalité protectionniste”. Bis repetita outre-rhin quelques jours plus tard. Lors d’une conférence de presse à Berlin avec le Premier ministre macédonien, Angela Merkel s’inquiétait des investissements chinois dans les Balkans liés à des ambitions politiques. La chancelière allemande a renforcé cette position durant sa visite dans l’Empire du milieu le 24 et 25 mai dernier : “La Chine et l’Allemagne sont attachées aux règles de l’Organisation mondiale du commerce, mais nous parlerons aussi d’un accès réciproque dans les questions de commerce et de propriété intellectuelle. Et nous voulons renforcer le multilatéralisme”. La question est devenue essentielle pour l’Allemagne, puisque son premier partenaire commerciale est désormais la Chine ; partenaire avec lequel le commerce devrait continuer à s’accroître dans les prochaines années. Le rachat du joyaux allemand Kuka par le chinois Midea en août 2017 a définitivement alerté les industriels et autorités. Face à cette polémique, l’Allemagne a durci par un décret paru début juillet le contrôle des investissements étrangers.

On observe donc l’émergence d’un consensus européen en matière de filtrage des investissements étrangers. Le nouveau gouvernement italien et la montée des partis conservateurs dans l’est de l’Union européenne devraient venir renforcer cet arsenal protectionniste.

Assumer la puissance : le défi européen face aux influences américaines

Derrière le renforcement du cadre protectionniste se joue aussi la redéfinition des relations transatlantiques

Force est de constater que la Chine est la principale source d’anxiété commerciale en Europe. S’il est vrai que depuis 2014 les investissements chinois à l’étranger ont dépassé les investissements vers la Chine, il convient de rappeler deux éléments de contexte. D’une part, les entreprises européennes sous contrôle étranger ne représente qu’une faible part des entreprises. Il est vrai toutefois que ces investissements, en particulier chinois, se concentrent sur des secteurs stratégiques (ports, nouvelles technologies, aéroports, terres …) ce qui nécessite une veille stratégique accrue. D’autre part, il ne faut pas offusquer l’activité massive des américains qui représentaient en 2015 41% des investissements ; contre à peine 2% pour les chinois. Si ces derniers ont cru de 1000 % en 20 ans, la réalité de l’influence américaine vient d’être durement rappelée par le rachat controversé de la branche énergie d’Alstom et les menaces de sanctions extraterritoriales contre les entreprises européennes commerçant avec l’Iran. La redéfinition du multilatéralisme commercial devra certes tenir compte de la réalité chinoise mais aussi de la posture unilatérale impulsée par Washington.

Dans son dernier essai World Order paru en 2014, Henry Kissinger assénait cette cruelle vérité sur les relations transatlantiques : “L’Europe émergente deviendra-t-elle un participant actif dans la construction d’un nouvel ordre international, ou va-t-elle se s’effondrer sous le poids de ses affaires intérieures?  (…) Les États-Unis ont toutes les raisons de soutenir l’Union européenne et éviter qu’elle ne s’évanouisse en un vide géopolitique. Les États-Unis, s’ils étaient venus à être séparés de l’Europe sur les plans politique, économique et militaire, deviendraient « géopolitiquement » une île coupée du continent eurasiatique, et l’Europe elle-même pourrait se transformer en un simple prolongement de l’Asie et du Moyen-Orient.”  Le célèbre conseiller américain ébauche les trois stratégies auxquelles serait confrontée une Europe unifiée : renforcer les relations transatlantiques, adopter une posture neutre fluctuant au gré des circonstances, ou assumer un contrat tacite avec une puissance ou un groupement de puissances extra-européennes. Pour l’heure, les européens préfèrent la seconde option en tentant de ramener à la raison leur traditionnel allié américain tenté par l’isolationnisme belliqueux tout en essayant d’obtenir des gages de la part de l’ambitieuse Chine. Les pays membres restent cependant des Etats largement souverains, accentuant ainsi les risques de divisions face aux pressions intérieures (intérêts particuliers et risques populistes) mais aussi extérieures. Le Portugal a récemment annoncé ne pas vouloir s’opposer à la cession de l’opérateur électrique EDP, la plus grande entreprise du pays, au groupe China Three Gorges, tandis que la France place ses pions sur  l’inarrêtable nouvelle route de la soie chinoise. Le port de Marseille vient ainsi de signer un contrat de coopération avec le Port de Shangaï pour un projet d’investissement estimé à 100 millions d’euros. L’Allemagne, quant à elle, a profité de la rencontre fin mai entre Merkel et Xi Jinping pour obtenir de la Chine une baisse des droits de douanes sur ses automobiles. Gageons que le récent camouflet infligé par Trump lors du G7 à Charlevoix resserre les troupes du Vieux Continent.

Sources:

  • « China at the gates : A new power audit of EU-China relations », European council on foreign relations, le 1er décembre 2017
  • « Les investissements directs étrangers dans l’Union européenne : quels contrôle ? », Commission des affaires étrangères du Sénat, rapport no 115, le 27 novembre 2017
  • « Investissements étrangers : comment protéger les intérêts de l’UE », Parlement européen, le 26 janvier 2018
  • « For Merkel, some China investments are more welcome than others », Bloomberg, le 27 février 2018
  • « l’Union européenne doit acquérir l’instinct de puissance », Zaki Laïdi, Le Monde, le 6 juin 2018
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Yannis BOUSTANI

Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, mention Droit économique spécialité Droit public économique. — — — Quis custodiet ipsos custodes ?

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